Sur le plateau de la Grande Librairie, ce soir là, un dialogue passionnant entre Salomé Saqué et André Comte-Sponville...
Cela va être de plus en plus difficile d'informer, dit Salomé Saqué, et elle précise sa pensée :
"L'information a été attaquée ces dernières années. Cela remonte pas qu'aux réseaux sociaux. Déjà on a vu la transformation de l'information avec l'avènement des chaînes d'information en continu, où le paysage a changé et où on se retrouve avec des bulles de filtres, des bulles d'information, et surtout l'irruption dans le domaine public, sur les réseaux sociaux, mais aussi à la télévision, mais aussi sur certaines chaînes, dans certains grands médias, de la désinformation pure et dure... et cela crée des vérités parallèles, c'est une stratégie de l'extrême droite qui nous vient des Etats-Unis, qui a été théorisée notamment par le conseiller de Donald Trump, Steve Bannon qui explique très clairement, en ces termes, que l'ennemi de son camp idéologique, c'est les médias et que la manière de les neutraliser, c'est de les "abreuver de merde", avec de l'information, de la fausse information, des polémiques, des mots extrêmes, et à la fin, le débat public est complètement brouillé et plus personne ne sait quoi croire...
Et je crois que c'est ça le grand défi de l'information, et qui est en plus accentué par l'irruption de l'Intelligence Artificielle et la reprise en main des réseaux sociaux par des idéologues d'extrême droite comme par exemple Elon Musk, c'est qu'on n'arrive plus à savoir ce qui est vrai et ce qui n'est pas vrai, et on n'arrive plus à trouver des sources fiables d'information commune."
"Quelle place pour la vérité aujourd'hui ?" interroge Augustin Trapenard.
André Comte-Sponville répond ainsi :
"Mon idée, c'est que la place de la vérité, c'est l'écrit, parce que l'information précise, détaillée et nuancée passe par l'écrit. Or, les jeunes lisent de moins en moins, les chiffres qu'on a sont un peu inquiétants, surtout les jeunes garçons lisent moins que les jeunes filles. Tout le temps que l'on passe devant les écrans, on ne le passe pas devant les livres. On peut lire sur un écran mais on ne lit pas la même chose.
J'ai vu un sondage : 15 ou 20 % des Français qui considèrent comme possiblement vrai que la terre est plate ! C'est hallucinant, donc cela veut dire qu'il y a une montée de la connerie, c'est à dire de l'ignorance, de l'inculture.
Si vous regardez sur les réseaux sociaux tel ou tel débat sur internet, on peut demander : est-ce que la terre est plate ? Si vous rentrez dans un livre de cosmologie, vous savez bien que la terre est ronde, qu'il n'y a pas l'ombre d'une hésitation, bien sûr.
Cette montée de l'inculture jointe aux fake news, jointe aux réseaux sociaux, jointe à la politique de Trump ou de Musk aux Etats-Unis, jointe à l'influence de Bolloré dans les médias en France, tout cela fait que le rapport au vrai se fragilise de plus en plus.
Et moi je crois qu'il faut valoriser l'écrit, et se méfier de l'IA, parce qu'il faut bien dire que ChatGPT n'a aucune idée du vrai et du faux.."
Salomé Saqué lui répond alors :
"ça a toujours été un problème : qui produisait l'information ? C'est une question qu'on aurait dû se poser avant la montée de l'extrême droite et cela reste un débat permanent. Moi, ma solution, c'est un partage d' informations vérifiées. On a besoin que les citoyens soient éduqués à l'esprit critique, à savoir discerner des médias qui vont diffuser de fausses informations.
Le problème, avec l'augmentation des platistes, ce n'est pas qu'ils croient que la terre est plate, c'est qu'ils croient qu'il y a un complot qui est massif pour leur faire croire que la terre est ronde. Et cela ne permet plus de faire société, cela ne permet pas d'arriver à dialoguer, et c'est sur ce type de rhétorique qu'a prospéré Donald Trump. C'est en donnant cette sensation qu'il y a une espèce de complot permanent, en éloignant une partie de la population de cette information vérifiée."
Et de citer Georges Orwell :
"Si la pensée corrompt le langage, le langage peut aussi corrompre la pensée..."
Commentaire d'André Comte-Sponville : "Je pense que c'est vrai et que la richesse du langage se joue à l'écrit... il y a deux langues : une langue pour l'oral qui est composé en gros de 2000 mots et une langue pour l'écrit qui est composé en gros de 20 000 mots. On n'a pas la même pensée avec 2000 mots ou avec 20 000. Et donc cet appauvrissement de la langue, parce qu'il y a la rupture du lien avec l'écrit, pose des problèmes cognitifs et donc des problèmes politiques. Dans un pays où les gens lisent, personne ne pourrait penser que la terre est plate... dans un pays où les gens ne lisent plus mais se contentent de regarder la télévision, après tout, l'idée qu'il y a un complot pour nous faire croire que la terre est ronde, pourquoi pas ? Et donc il faut se battre pour la culture, cela va soi, mais se battre aussi pour l'écrit..."
Je souscris entièrement à ce que dit André Comte-Sponville, et je rajoute même : il faut réhabiliter l'écrit dans le cursus scolaire, redonner toute son importance à l'enseignement de la grammaire, de l'orthographe, de l'étymologie... et je dirai même à l'étude du latin et du grec qui sont les fondements de notre culture...
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