On constate dans l'oeuvre de l'Abbé Prévost un mélange étonnant de romanesque et de réalisme...
I)Le romanesque est particulièrement présent :
Qu'est-ce que le romanesque ? Tout ce qui est extraordinaire, imaginaire, presque invraisemblable... Les personnages sont souvent trop parfaits en regard de la vie courante, le romanesque se caractérise aussi par un style particulier : la déclamation, les hyperboles...
1)D'abord, l'oeuvre ressemble à un roman d'aventures extraordinaires : on y retrouve tous les ingrédients du genre :
-des rencontres fortuites : l'homme de qualité qui rencontre Des Grieux, à deux reprises, au début du roman, à Pacy sur Eure avec le convoi de déportées, puis à Calais, quand Des Grieux est revenu d'Amérique...
La rencontre de Des Grieux avec Manon est elle-même fortuite.
-des enlèvements : Des Grieux enlève Manon alors qu'elle doit rentrer dans un couvent.
-des séparations, des retrouvailles : Manon et Des Grieux se trouvent plusieurs fois séparés, puis se retrouvent.
-des arrestations et des évasions : Des Grieux s'évade de la prison de St Lazare, Manon s'évade de l'hôpital. Chaque fois, le hasard fait bien les choses : on s'évade assez facilement.
C'est une suite d'aventures extraordinaires, parfois sanglantes : Des Grieux tue un garde de Saint Lazare, lors de son évasion. Le frère de Manon est tué par un garde du corps.
Les personnages complotent : Des Grieux recrute des hommes de main pour essayer d'arracher Manon au convoi des déportées.
-les personnages se déguisent parfois : Des Grieux se déguise en jeune écolier pour abuser le vieux GM, il se fait passer pour le frère de Manon. Manon, elle, se déguise en homme pour s'évader de l'hôpital.
Prévost utilise là des situations assez conventionnelles, et se conforme à une mode littéraire...
Un auteur du 18 ème siècle se moque volontiers de ce goût pour le romanesque : c'est Voltaire qui, dans Candide, se livre à une parodie du romanesque, grâce à des exagérations burlesques.
2)Par ailleurs, on note le caractère peu vraisemblable ou factice des événements qui jalonnent la vie des personnages :
-la même situation se reproduit trois fois : Manon trompe le chevalier Des Grieux à trois reprises, avec M de B, fermier général, avec le vieux GM, puis avec le fils de ce dernier.
Et chaque fois, Des Grieux lui pardonne ces trahisons, et chaque fois, une nouvelle vie commence.
Les personnages connaissent le comble du bonheur, puis les abîmes du malheur.
-le hasard joue un grand rôle dans l'ensemble du roman : c'est par un hasard malheureux que Manon est mise en présence de son frère, il loge dans la même rue et la reconnaît à sa fenêtre.
-d'autre part, certains faits demeurent inconnus et surprenants : nous ne savons rien des parents de Manon, ont-ils été mis au courant de son arrestation, de sa déportation ?
-malgré leurs défauts, les personnages sont souvent présentés sous un aspect favorable : c'est le cas de Manon, "la plus parfaite des créatures". Les deux héros sont de "parfaits amants." Cette perfection est romanesque, loin de la réalité.
II ) Pourtant, les réalités de l'existence sont très présentes dans le roman...
C'est même une réalité sordide qui fait irruption dans le roman français : le héros apparaît comme un escroc, Manon est une fille des rues, on peut parler d'une certaine ambiance de débauche.
1)-Le cadre est bien réel : l'action ne se passe pas dans un univers lointain et mythique.
-C'est une époque bien précise qui est évoquée : la Régence... Des Grieux et Manon sont présentés comme contemporains de l'auteur : le roman paraît en 1731 et l'action se déroule en 1719 sous la Régence de Philippe d'Orléans, pendant la minorité de Louis XV.
-Les lieux sont réels : les aventures débutent à Amiens avec la première rencontre des deux héros et se terminent tragiquement en Louisiane. Mais, pour l'essentiel, elles se déroulent dans le Paris de la Régence.
Quelques lieux parisiens sont ainsi rapidement évoqués : le Luxembourg, le jardin des Tuileries, le bois de Boulogne, le café Féré rue Saint André des Arts, le pont Saint Michel, l'hôpital de la Salpêtrière (qui était alors une prison destinée aux femmes), la prison Saint Lazare.
2)-L'argent joue un rôle essentiel dans le roman : avec de l'argent, on peut tout se permettre... pour se le procurer, tous les moyens sont bons...
Le couple Des Grieux Manon a sans cesse des problèmes d'argent.
Pour s'en procurer, Des Grieux recourt aux moyens les plus indignes : il triche au jeu, entre dans une "académie", c'est à dire une maison de jeux fréquenté par des truands et des gentilshommes.
Manon et Des Grieux essaient d'abuser les riches amants de Manon, et de les voler.
Pour s'en procurer, Des Grieux recourt aussi à l'aide de Tiberge, son ami.
Le couple est lui-même victime de vol : les domestiques s'emparent de leur argent.
C'est une société où l'argent tient une place importante, où tout s'achète, la complicité d'un valet de la prison, les charmes de Manon, par exemple.
C'est un récit assez moderne : il fait penser à notre société où l'argent est une valeur essentielle.
Dès lors, on ne peut s'étonner du scandale que produisit le roman au 18ème siècle.
Les deux héros apparaissent comme des victimes d'une société corrompue par l'argent : c'est la contagion du Paris corrompu de la Régence qui pèse sur Manon. D'ailleurs, l'amour de Manon semble se purifier sur le continent américain.
3)L'action se déroule dans les bas-fonds de la société : tripots, cafés, prisons, et tous les personnages qui fréquentent ces lieux.
Les personnages ont des moeurs douteuses : il y a des tricheurs professionnels (le frère de Manon en fait partie). Les amants de Manon sont riches et dépravés...
On assiste à un dérèglement des moeurs, caractéristique de la Régence.
4)Les réalités de cette époque sont évoquées : les déportations en Louisiane, on cherchait alors à peupler cette colonie. Les déportées voyageaient dans de mauvaises conditions : elles étaient enchaînées.
Un de ces convois avait été attaqué par le célèbre bandit, Cartouche, et l'une de ces déportées était devenue sa maîtresse.
Pourtant, dans l'ensemble, ce réalisme reste discret : Prévost ne décrit pas longuement les lieux, il donne seulement quelques détails significatifs.
En conclusion, un roman fait de contrastes : un mélange d'invraisemblances et de réalités.
Contraste entre les actions commises (mensonges, vol, meurtre, tricherie, escroquerie) et la présentation qui est faite des personnages (Manon exquise, douce, tendre.)
Contraste entre le cynisme de Manon et sa candeur...
Contraste entre les deux héros : Des Grieux destiné à l'état ecclésiastique et Manon, la courtisane...
Prévost arrive ainsi à exprimer toute l'ambiguïté de la condition humaine : l'être humain apparaît complexe, mystérieux. Ces contrastes suggèrent que la nature humaine est nuancée, complexe, pleine de possibilités diverses.
Bien sûr, Prévost a le souci d'authentifier son récit, en l'insérant dans une réalité qu'il connaît : il réussit à faire sonner vraie et juste une histoire parfois à la limite du vraisemblable. Il nous livre aussi un témoignage sur son temps, et il mêle à l'analyse de la passion des remarques contemporaines.
Le roman lui-même reste ambigu : dans l'avis au lecteur, l'auteur affirme sa volonté d'écrire une histoire morale pour instruire le lecteur, mais, en fait, il veut rester sans doute fidèle à la tradition des moralistes français. C'est aussi un bon moyen pour Prévost de parler, malgré tout, de sujets interdits tout en mettant en avant le prétexte de la morale.