Il faut lire et relire la magnifique lettre de Gargantua à son fils Pantagruel : un éloge de la connaissance et de la culture qui apportent sérénité et bonheur à tout être humain.
Insérée dans le premier ouvrage de François Rabelais, publié en 1532, cette lettre est un véritable manifeste humaniste qui montre que le savoir est essentiel pour l'homme, qu'il lui permet de progresser et de devenir plus humain...
La lettre définit un véritable programme intellectuel, une culture encyclopédique : elle vise à développer la curiosité du jeune Pantagruel et à lui faire comprendre que le savoir est source de bonheur et de sagesse.
Il s'agit d'abord pour le jeune garçon de profiter des nouvelles conditions qui sont mises à sa disposition dans le domaine culturel, au XVIème siècle : développement de l'imprimerie, extension de la réflexion et du savoir, remise à l'honneur des langues anciennes.
Et qui ne voit là toute la modernité et l'actualité de cette lettre ? De nos jours, encore, de nouveaux moyens de connaissance sont accessibles grâce à internet et la diffusion du savoir est ainsi multipliée à l'infini.
La lettre est constituée d'une succession de recommandations soulignées par l'emploi répété du subjonctif et de l'impératif :
"J'entends et je veux que tu apprennes parfaitement les langues... que tu formes ton style sur celui de Platon pour le grec, sur celui de Cicéron pour le latin... Qu'il n'y ait pas d'étude scientifique que tu ne gardes présente en ta mémoire... De l'astronomie, apprends toutes les règles, mais laisse-moi l'astrologie et l'art de Lullius... Du droit civil, je veux que tu saches par cœur les beaux textes, et que tu me les mettes en parallèle avec la philosophie. Et quant à la connaissance de la nature, je veux que tu t'y donnes avec soin : qu il n'y ait mer, rivière, ni source dont tu ignores les poissons... Puis relis soigneusement les livres des médecins grecs, arabes et latins...
Somme, que je voie un abîme de science..."
Le texte a ainsi une valeur didactique, et on perçoit une sorte d'enthousiasme et de ferveur pour la culture, grâce à de nombreux procédés : les énumérations, les anaphores à valeur d'insistance, les hyperboles, le vocabulaire plein de fermeté...
Un extrait restitue plus particulièrement cet enthousiasme et l'on y retrouve anaphore, énumération, hyperboles, le tout souligné par une antithèse "tous... rien" :
"tous les oiseaux du ciel, tous les arbres, arbustes, et fructices des forêts, toutes les herbes de la terre, tous les métaux cachés au ventre des abîmes, les pierreries de tous les pays de l'Orient et du midi, que rien ne te soit inconnu."
En plusieurs étapes, sont exprimées les orientations de l'éducation humaniste, les domaines envisagés qui sont divers et multiples, le respect des règles morales et religieuses.
On trouve aussi dans cette lettre deux formules célèbres : "Sapience n'entre point en âme malivole"... "Science sans conscience n'est que ruine de l'âme".
Deux maximes essentielles qui définissent l'humanisme.
La science doit s'accompagner d'une réflexion, d'une prise de conscience et d'un souci de valeurs morales et éthiques.
Et encore une fois, qui ne voit toute l'actualité de ces maximes ?
Alors que l'homme cherche à dépasser sa condition de mortel, alors qu'il s'applique à polluer la nature, à détruire la terre sur laquelle il vit, il a besoin plus que jamais d'une prise de conscience.
L'homme saccage les écosystèmes, il extermine les espèces animales, il perturbe le climat pour soutenir des choix absurdes, qui ne le rendent même pas heureux.
Le message de Rabelais est plus que jamais d'actualité...
Le savoir, l'humanisme restent de magnifiques projets de vie.
En un temps où le nihilisme gagne du terrain, il est bon de se ressourcer auprès de ce grand humaniste que fut Rabelais, et de relire des messages essentiels pour l'humanité.
La connaissance, le savoir nourrissent l'être humain, le font progresser, à cette condition : le progrès doit avoir pour but le bonheur de l'humanité, il ne doit pas être aliénant, et la connaissance doit rester au service de l'homme.
Le texte :
- François Rabelais, Pantagruel, chapitre VIII, « Comment Pantagruel, étant à Paris, reçut lettres de sonpère Gargantua, et la copie d'icelles » (1532).
Maintenant toutes disciplines sont restituées, les langues rétablies : Grecque, sans laquelle c'est honte qu'une personne se dise savante, Hébraïque, Chaldaïque, Latine (1), les impressions tant élégantes et correctes, en usage,qui ont été inventées de mon âge par inspiration divine, comme, à contre-fil, l'artillerie par suggestion diabolique.
Tout le monde est plein de gens savants, de précepteurs très doctes, de librairies (2) très amples, qu'il m'est avis que, ni au temps de Platon, ni de Cicéron, ni de Papinien (3), n'était telle commodité d'étude qu'on y voit maintenant, et ne se faudra plus dorénavant trouver en place, ni en compagnie, qui ne sera bien expoli en l'officine de Minerve (4).
Je vois les brigands, les bourreaux, les aventuriers, les palefreniers de maintenant plus doctes que les docteurs etprêcheurs de mon temps. Que dirai-je? Les femmes et filles ont aspiré à cette louange et manne céleste de bonne doctrine. Tant y a qu'en âge où je suis, j'ai été contraint d'apprendre les lettres grecques, lesquelles je n'avais
méprisées comme Caton, mais je n'avais eu loisir de comprendre en mon jeune âge ; et volontiers me délecte à lireles Moraux de Plutarque, les beaux Dialogues de Platon, les Monuments de Pausanias et Antiquités d'Atheneus, attendant l'heure qu'il plaira à Dieu, mon Créateur, m'appeler et commander sortir de cette terre.
C'est pourquoi, mon fils, je t'admoneste (5) qu'emploies ta jeunesse à bien profiter en études et en vertus. Tues à Paris, tu as ton précepteur Epistemon, dont l'un par vives et vocales instructions, l'autre par louables exemples, te peuvent endoctriner.
J'entends et veux que tu apprennes les langues parfaitement: premièrement la Grecque, comme le veut Quintilien, secondement la Latine, et puis l'Hébraïque pour les Saintes Lettres, et la Chaldaïque et Arabique pareillement ; et que tu formes ton style, quant à la Grecque, à l'imitation de Platon, quant à la Latine, à Cicéron.
Qu’il n’y ait histoire que tu ne tiennes en mémoire présente, à quoi t'aidera la Cosmographie de ceux qui en ont écrit.
Des arts libéraux : géométrie, arithmétique et musique, je t'en donnai quelque goût quand tu étais encore petit, en l'âge de cinq à six ans ; poursuis le reste, et d'astronomie saches-en tous les canons(6). Laisse-moi l'astrologie divinatrice et l'art de Lullius(7), comme abus et vanités.
Du droit civil, je veux que tu saches par cœur les beaux textes et me les confères avec philosophie.
Et, quant à la connaissance des faits de nature, je veux que tu t'y adonnes avec soin ; qu'il n’y ait mer, rivière, ni fontaine, dont tu ne connaisses les poissons, tous les oiseaux de l'air, tous les arbres, arbustes et buissons des forêts, toutes les herbes de la terre, tous les métaux cachés au centre des abîmes, les pierreries de tout Orient et
Midi : rien ne te soit inconnu.
Puis, soigneusement pratique les livres des médecins grecs, arabes et latins, sans mépriser les Talmudistes et Cabalistes(8), et par fréquentes anatomies acquiers-toi parfaite connaissance de l'autre monde, qui est l'homme. Et par quelques heures du jour commence à visiter les saintes lettres, premièrement en grec le Nouveau Testament et Épîtres des Apôtres, et puis en Hébreu le Vieux Testament.
Somme, que je voie un abîme de science : car dorénavant que tu deviens homme et te fais grand, il te faudra sortir de cette tranquillité et repos d'étude et apprendre la chevalerie et armes pour défendre ma maison et nos amis secourir en toutes affaires contre les assauts malfaisants.
Et veux que, sans tarder, tu essayes combien tu as profité, ce que tu ne pourras mieux faire que tenant conclusions(9) en tout savoir, publiquement, envers tous et contre tous, et hantant les gens lettrés qui sont tant à Paris qu'ailleurs.
Mais - parce que, selon le sage Salomon, sapience n'entre point en âme malivole et science sans conscience n'est que ruine de l'âme -, il te convient servir, aimer et craindre Dieu, et en lui mettre toutes tes pensées et tout ton espoir, et par foi formée de charité être à lui adjoint, en sorte que jamais n'en sois désemparé par péché. Aie suspects les abus du monde. Ne mets ton cœur à vanité, car cette vie est transitoire, mais la parole de Dieu demeure éternellement. Sois serviable à tout ton prochain et l'aime comme toi-même. Révère tes précepteurs. Fuis les compagnies des gens auxquels tu ne veux point ressembler, et les grâces que Dieu t'a données, icelles ne reçois en vain.
Et quand tu connaîtras qu'auras tout le savoir de par delà acquis, retourne vers moi, afin que je te voie et donne ma bénédiction avant de mourir.
Mon fils, la paix et grâce de Notre-Seigneur soit avec toi, amen.
D'Utopie, ce dix-septième jour du mois de mars.
Ton père,
Gargantua.
Notes :
1. Variété de l’hébreu employée dans certains passages de la Bible. Erasme avait recommandé l’étude de cette langue. 2.Bibliothèques. 3. Ces écrivains représentent trois âges de la civilisation : après l’âge de la philosophie et celui de l’éloquence, l’âge de Papinien (IIIe siècle après J.-C.) est celui des savants, notamment en droit et en grammaire. 4. Poli, cultivé, en la boutique placée sous la protection de la déesse du savoir, c’est-à-dire à l’école des humanistes. 5. Je te demande solennellement. 6. Règles. 7. L’alchimie (de Raymond Lulle, savant espagnol, (1235-1315). 8. Spécialistes du Talmud (commentaire de la Loi judaïque) et de la kabbale (interprétation symbolique de la Bible). 9. Soutenant des controverses
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