Eric Sadin, philosophe, spécialiste du monde numérique était l'invité d'Alain Finkielkraut, lors de l'émission Répliques du samedi 22 mars 2025, il nous met en garde contre l'avènement de l'intelligence artificielle :
"Nous vivons un moment de gravité, d'une extrême gravité : peut-être commençons nous à le voir, et nous le verrons de plus en plus... et je dois relever que les premiers jours de décembre 2022, au lieu de nous interroger sur ce qui se jouait, c'est à dire ce tournant intellectuel et créatif, selon lequel des systèmes vont désormais assurer des tâches qui mobilisent jusque là nos facultés les plus fondamentales, au lieu de nous interroger sur la gravité, et de faire toute une série de séminaires, de chantiers de travail à toutes les échelles de la société, qu'est ce qui s'est passé ?
Les jours qui ont suivi, les semaines qui ont suivi, j'ai observé cela... Les gens ont sauté sur ces outils à pieds joints en disant : "Mais, c'est cool ! C'est cool, ChatGPT !"
Mais la première question : plutôt que de les utiliser comme ça de manière si impulsive et très irresponsable... la première question que nous aurions dû nous poser, la question la plus fondamentale, c'est la question qui va venir d'ici deux, trois ans. Et on commence à me dire qu'elle est déjà posée, cette question...
C'est celle qui va être posée par nos enfants et petits enfants, la voit-on cette question de nos enfants qui vont nous dire : "Papa, maman, mais pourquoi moi je vais à l'école ? Si des systèmes, sur une simple instruction de ma part, vont écrire, pourquoi ai-je besoin d'apprendre la grammaire, l'orthographe, les grands textes ?"
Déjà ils sont sur des écrans et sur TikTok du matin au soir, alors vous pensez que déjà si on est dans cet environnement, si des systèmes écrivent à notre place, ils ne vont pas se gêner...
Mais non ! Cette question, nous ne nous la sommes pas posée. Et pourquoi ?
Parce que l'utilitarisme qui est à l'oeuvre depuis un siècle et demi dans nos sociétés est tellement devenu la norme qu'il a fini par infiltrer nos cervelles très malades et très paresseuses... c'est à dire que chacun n'a vu que le midi de ses intérêts à sa porte sans voir l'étendue des conséquences civilisationnelles.
Et ces conséquences civilisationnelles sont gigantesques, et on le verra semaine après semaine, mois après mois et année après année...
Il y a une inertie. Nous n'arrivons pas à travailler à une bonne administration de la vitesse, parce qu'il y a une telle vitesse des développements technologiques qui sont mus par qui ? On en arrive à une représentation générale qui voudrait que les développements technologiques, en gros, c'est un projet de société. Mais nullement ! un projet de société, c'est contradictoire, c'est pluriel... A quoi a-t-on affaire ? A des personnes qui, au seul nom du profit, d'une vision du monde extrêmement réductionniste qui veut que les systèmes, à terme, vont mieux réaliser toute une série de tâches que nous réalisons tellement mal, vous et moi, n'est-ce pas, depuis la nuit des temps... ce monde de la tech, ce monde de l'industrie, il ne s'agit pas de dénoncer seulement leurs attitudes, il s'agit de voir l'éthos qui les anime : des ambitions et des intérêts privés. Cela s'impose, et que fait la société ?
La société est bien trop passive ou alors elle entérine les choses comme relevant de phénomènes quasi naturels.
Avec l'IA, c'est un pseudo langage, un langage nécrosé de la mort, un langage schématisé, statistique, mathématisé qui produit ce qui doit avoir lieu, c'est à dire l'opposé absolu de la façon dont nous, nous utilisons le langage, fondé sur l'association et l'indétermination alors que là c'est un langage probabiliste, c'est un langage de la mort qui advient ! Et il va devenir majoritaire et des gamins et des foules d'individus vont utiliser ces outils de la mort ! des outils du renoncement à nous-mêmes."
Eric Sadin dénonce aussi les usages d'encadrement de l' action humaine :" Il suffit d'aller dans un entrepôt Amazon de logistique, le e-commerce, voir comment il y a des modalités de management totalement inhumaines qui sont à l'oeuvre... des capteurs sous forme de smartphones et de tablettes dont sont équipés les manufacturiers et des systèmes d'IA qui interprètent leur localisation, leur niveau de performance et qui leur envoient des signaux pour aller chercher tel article dans telle armoire, pour les déposer à telle vitesse dans telle palette, réduisant ainsi des humains à des robots."
Pourtant, bien sûr, pour certains usages, Eric Sadin dit qu'il faut reconnaître les bienfaits de l'IA dans les domaines de la médecine, de la pharmacie, surtout, car remplacer des médecins par des machines c'est courir le risque de couper les liens sociaux, les contacts humains qui sont déjà détériorés.
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